Après la domination de la formule de la conciliation entre la raison et la tradition, ou entre la philosophie et la loi religieuse dans la pensée arabe et islamique médiévale et en dépit de toutes les opinions opposées et qui furent qualifiées d’hérésie et d’athéisme (Ibn al Moukaffaa, Ibn al Rawandi, Mohammad ben Zakharia al Razi…etc), le philosophe et homme de loi Ibn Rochd ou Avorroès (1126-1198) désira réexaminer le rapport entre elles dans son livre de large notoriété «Traité de discours décisif sur l’accord de la religion et de la philosophie » afin de dessiner les confins, de reconnaître la jonction des deux méthodes au croisement de la vérité unique et de prouver que « la sagesse est l’amie et la sœur de la loi religieuse… »
Or, depuis ce moment ruchdiste, la philosophie s’est efforcée de se défendre et de justifier son existence, et la pensée arabe a persisté à éviter la confrontation directe avec la religion. Même lorsque les penseurs arabes avaient transmis « la philosophie des Lumières » dans leur espace culturel et avaient adopté les formules de la liberté, du progrès, de la Constitution et de la rationalité, ils ne se sont pas trop intéressés à la situation de la religion, surtout l’Islam, pour la soumettre à la dissection analytique. Bien au contraire, elle fut considérée comme une partie de l’identité menacée par l’Occident supérieur. Néanmoins, l’affaire religieuse a été réanimée en tant qu’affaire importante – pour qu’on ne dise pas « la mère des affaires » – depuis le 19e siècle dans les discussions entamées notamment entre le cheik Mohammad Abdo et Farah Antoun. Il s’ensuit dès lors une séparation des visions, car d’aucuns ont cru en la nécessité de la réforme religieuse pour accompagner la modernisation et la modernité et intégrer la nouvelle ère (Abdo, Al Afghani…) et en l’existence d’une complémentarité entre les deux domaines tel que ce fut exprimé par Dr. Mohammad Hassanein Haykal dans « La foi et la connaissance philosophique » ; alors que d’autres ont adopté l’idée de défaire le lien entre la religion et l’Etat (Khaled Mohammad Khaled, Ismail Mazhar, Zaki Najib Mahmoud, Taha Hossein…). De même, le texte religieux, non la religion prise globalement, n’a pas échappé à la critique incisive, C’est ainsi qu’ont procédé Gebrael Dalal, Chebli Chmayyel et Francis Marrach adoptant l’explication scientifique à la place de l’explication théologique et Ismael Adham dans son texte « Pourquoi suis-je athée ? »(1937). Il s’est avéré aussi que Sadek Jala al Azem, dans son ouvrage « La critique de la pensée religieuse » (1969) a choqué «la conscience religieuse » en visant la démolition de la mentalité occulte dominante et en essayant de la substituer par la culture scientifique moderne ; car, selon lui, l’opération du changement devrait englober les structures cognitives communes. Le grand poète Ahmad Saïd Esber (Adonis) a suivi ses pas dénonçant la transformation de la religion en une institution ou un pouvoir ; « Quand Dieu se fourre dans le monde terrestre, il se transforme en un problème ». Quant à Abdelwahab Meddeb, dans son livre « La maladie de l’Islam », il pointa les doigts d’accusation directement vers la dernière religion.
Quand la question fut nommée de « laïcité », certains penseurs arabes l’avaient catégoriquement refusée ( Mohammad Abed al Jabiri, Hasan Hanafi, Taha Abd al Rahman, Abou Yaacoub al Marzouki…) tandis que le philosophe Nassif Nassar l’avaient appréhendée dans (Icharat wa masalek), « Les signes et les voies, de Iwan Iben Rochd aux étendues de la laïcité » (2001) dans son rapport à la justice « étant donné que la laïcité est une affaire d’évolution historique par rapport à la religion qui se déroule sous la bannière de la justice ». Et il a convoqué à penser la religion de son extérieur en la considérant comme un des phénomènes de l’histoire humaine, et à prendre en compte l’affaire de la foi qui est au sein de la société laïque pluraliste en dehors de la confiscation. En outre, lorsqu’il appelle à la reconstruction du domaine public dans ce contexte, il veille à ce que « le domaine public confessionnel, lui aussi, occupe sa place définie ».
Sur la rive gauche de la Méditerranée, le penseur algérien, Mohammad Arkoun consacrait son énergie à l’ouverture du texte religieux aux sciences humaines en entier, dans un effort de son humanisation en utilisant la méthode de la secousse et du dépassement. De même, Nasr Hamed Abou Zeid a traité le discours religieux le caractérisant d’un discours susceptible de plusieurs interprétations ou lectures.
Au cœur du mouvement populaire arabe, des soulèvements, du changement de certains régimes de gouvernement, l’augmentation de la vague « des fondamentalismes », et l’accès des islamistes au pouvoir, le penseur arabe palestinien, Azmi Béchara, a choisi, dans son ouvrage « La religion et la laïcité dans un contexte historique » (première partie, 2013), le transfert de la question à un autre niveau, à savoir « les modes de la religiosité», et l’a estimé responsable de ce que la religion a subi de déformation. Ce à quoi nous assistons, est, d’après lui, loin d’être la religion, mais un mouvement social dont le discours et la culture sont religieux. Il craint « d’une situation où la religiosité s’amplifie et la foi diminue ». Il se positionne du côté de la laïcité en tant que devenir historique qui touche les sociétés et la distingue du laïcisme ; c’est la nature du devenir de la laïcité dans les sociétés qui définit la nature du laïcisme et celle de la religiosité.
Cependant, l’exposé susmentionné souligne clairement la dynamique de la pensée arabe, contrairement à l’état d’inertie et de passivité dont elle fut longtemps qualifiée vis-à-vis du réel changeant. Force est de constater que les revendications de la liberté, de la justice sociale, de la Constitution, de l’Etat de droit et de la souveraineté du peuple ne sont que quelques fruits de cette pensée qui, telle une taupe, a creusé lentement et profondément dans les structures de la réalité sociale avec des succès inégaux et invisibles. Quant au responsable d’un quelconque extrémisme ou abus, c’est la compréhension étriquée de la religion et l’usage politique et autoritariste du texte religieux et sa restriction dans les limites de l’interprétation d’un seul groupe, ainsi que l’obstruction des horizons politiques démocratiques qui, dans un parcours naturel, aboutissent à l’alternance du pouvoir et à la distribution équitable des ressources. Car la démocratie est un régime politique capable de protéger le pluralisme et la différence et de garder la foi individuelle et collective.
Le dessein que vise ce congrès est la mise en place d’un résultat évaluatif du regard de la philosophie porté sur la religion et ceci, depuis la première apparition de l’emploi du concept ou de la notion de « la philosophie de la religion » dans le lexique arabe en 1898, après que Rachid Reda avait publié sa revue « Al Manar » et pour laquelle il avait choisi un titre secondaire ou annexe « Revue religieuse destinée à la recherche dans la philosophie de la religion et dans les affaires sociétales et civilisationnelles ». Toutefois et après un siècle et deux décennies, nous avons vu une « religion » qui gagne d’extrémisme et une « philosophie de religion » qui évolue en rampant, hormis quelques œuvres arabes sur la philosophie de la religion qu’on peut compter sur les bouts des doigts, et qui sont plutôt des ouvrages de définition de la philosophie de la religion que des essais critiques et évaluatifs. Ce qui nous incite à essayer d’évaluer la pensée philosophique de la religion sur ses différents niveaux.
Sur ce, le congrès vise la mise en évidence de ce mouvement de la pensée arabe dans ses distorsions, ses déviations, son courage, sa timidité, les formes de ses hésitations et balbutiements, des positions des penseurs et des philosophes arabes actuels à l’égard de la religion et de sa philosophie ; et ce, à travers plusieurs titres dont les plus saillants :
La philosophie et la religion : le parcours sinueux
La philosophie, la démocratie et la religion
La philosophie, la religion et le dialogue
L’herméneutique et la religion : les lectures conflictuelles (ou le conflit des interprétations)
La religion et l’espace public : du jugement dernier de l’espace public à sa temporalité
La propension humaine dans la religion : humaniser la religion ou xxx l’humanité ?
La vérité, le sacré et la violence : sur la violence religieuse